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Rapport du sous-préfet Richard (16 décembre 1803)

Le 3 Frimaire de l’an XII (25 novembre 1803), Lefaucheux-des-Aunois[1], préfet des Vosges, a demandé au sous-préfet Richard d’Aboncourt[2], de s’informer sur « Joseph Formet, son ermitage avec chapelle, et le gardien de ce local »[3]. Le sous-préfet s’exécute et rend son rapport le 16 décembre 1803.

L’enquête comporte deux volets. Le premier consiste en une esquisse biographique de l’ermite des Buttes, le second s’intéresse à Jean-Joseph Carette, gardien de l’ermitage en cette fin d’année 1803.

 


1. Courrier introductif

Liberté Égalité

Notes sur la vie de frère Joseph de Ventron

Remiremont le 24 frimaire an XII[4] de la République française, une et indivisible.

Le Sous-Préfet de l’arrondissement communal de Remiremont, département des Vosges

au citoyen Préfet du même département.

Je n’ai retardé une réponse à votre lettre du 3 de ce mois relative au frère Joseph de Ventron, que pour être plus sûr de mes renseignements. Je joins un mémoire avec quelques détails qui ne me paraissent pas étrangers aux vues de M. le Vicaire Général[5].

J’ai l’honneur de vous saluer avec respect.

Richard

N° du dossier 3. V. 5

2. Notes sur le frère Joseph de Ventron

Joseph Formet, connu sous le nom de frère Joseph de Ventron était né à Laumond près de Lure vers 1722. On n’a pas de connaissance comment il a passé sa jeunesse, ni de détail sur ses parents. On croit qu’il avait été militaire, du moins il est constant qu’il avait été domestique d’un officier.

Formet, passant à Bussang conçut le projet de se retirer dans une colline voisine. Libre de son service, il vint effectivement s’y établir, il y demeura peu, on ignore quel fut son motif de se retirer dans un endroit beaucoup plus isolé et sauvage. Il construisit une baraque en terre à une demi-lieue de Ventron, un vieux sapin creux devint son oratoire.

Les habitants de Ventron, touchés de sa misère et édifiés de sa piété lui firent sur un terrain communal peu éloigné de sa retraite une cellule et un oratoire qui existent encore.

L’année suivante, M. Drouas, évêque de Toul, étant à Saulxures[6], fit appeler devant lui le frère Joseph. Il lui dit avec un ton très sévère qu’il n’avait sans doute embrassé la vie solitaire que par paresse. Le frère répondit peu, mais avec douceur. Le Prélat parut content de ses réponses et permit de bénir son oratoire.

Ce solitaire a vécu onze ans[7] dans cette retraite de Ventron, travaillant à des chapelets. Il venait régulièrement à la messe à Ventron, ne se mêlait d’aucune affaire, parlait peu, conservait un grand secret sur ce qui lui était personnel. On a même ignoré longtemps son nom et le lieu de sa naissance.

Il aidait gratuitement les pauvres dans les travaux pénibles de la campagne et achevait souvent pour eux, et à leur insu, une culture commencée et abandonnée. Il y plantait des légumes ou semait des grains que la charité avait déposés sur sa porte. Il ne demandait jamais.

Sa mémoire a été en vénération, elle l’est encore. On a dit qu’une femme était venue le réclamer, disant qu’il était son mari, mais qu’elle se retira sans faire de démarches et que l’ermite répondit à ceux qui lui en parlaient que c’était une tentation, et que, pour effacer l’impression que cette femme avait pu faire, il ajoutait qu’il n’avait jamais été en état de se marier.

Le genre de vie du frère Joseph était très austère, il ne mangeait que des légumes cuits une fois par semaine, couchait dans un cercueil placé dans sa cellule au pied d’un réveille-matin qui, à une heure fixée par lui pour prier pendant la nuit, faisait tomber une pierre sur son estomac.

Il était vêtu d’un habit long, d’une étoffe grossière de couleur brune, laissait croître sa barbe et portait un chapeau rond abattu sur ses yeux ; sa piété, son costume et sans doute aussi la curiosité amenaient déjà dès les premières années de sa retraite un grand concours de pèlerins à Ventron. Cela déplut-il au frère Joseph — ou eut-il d’autres motifs, il abandonna un matin son ermitage sans avoir rien dit à personne, pas même à M. Valence, curé de Ventron, son directeur, et laissa dans sa cellule un billet écrit de sa main, joignit un autre solitaire[8], qui à son invitation s’était retiré dans les forêts du Ménil et qu’il visitait souvent, et ils se rendirent tous deux dans une forêt du Haut-Rhin. Les habitants s’étant opposés à leur nouvel établissement, et ceux de Ventron en étant prévenus, allèrent rechercher le frère Joseph qui ne quitta plus sa cellule et y mourut le vendredi 30 avril 1784.

Le curé de Ventron[9] était alors absent. Un Capucin[10] le remplaçait, celui-ci retarda l’inhumation jusqu’au surlendemain ; fit annoncer la mort de frère Joseph dans les environs ; plus de mille personnes étrangères à la paroisse se rendirent à l’enterrement, soit d’après l’invitation du Capucin, soit d’après la réputation de sainteté du frère Joseph.

On lui trouva sur les bras plusieurs stigmates ou raies qui représentaient un Saint Sacrement, un crucifix. Ces signes parurent à des hommes peu instruits l’effet d’un miracle, mais sans le nier (ce qui ne m’appartient pas), j’ai vu quantité de personnes dans l’Alsace à qui on en avait fait avec une aiguille très fine et de la poudre brûlée sur l’épiderme aussitôt après la trace de l’aiguille.

Curieux de connaître l’écrit que le frère Joseph avait laissé dans sa cellule et dont j’ai parlé, on m’en a communiqué une copie faite sur l’écrit même par un prêtre respectable par ses mœurs. L’original était de la main du frère Joseph avec beaucoup de fautes de français et d’orthographe, et assez long. Il y dit que vers l’année 1776 ou 1777, étant au sommet d’une montagne, il vit, quoique le temps ait été sans nuage, un arc-en-ciel, que ce signe lui parut être le précurseur d’un autre, qu’il se dit qu’il était trop bien à Ventron, qu’il craignait le relâchement, qu’il avait envie de quitter, mais qu’étant dans un âge trop avancé, il craignait les travaux d’une nouvelle solitude, qu’il se tourna vers la Sainte Vierge, désirant la rencontrer pour lui dire une parole et l’encourager, mais que Dieu tarde ses opérations pour nous éprouver. Que l’année suivante, peut être le même mois, le même jour, il vit le même signe d’arc-en-ciel à l’endroit où il l’avait déjà vu ; qu’il n’y avait plus qu’un quart d’heure de jour, qu’il aperçut une femme qui descendait du bois. Que cette femme allait vers la chapelle, marchant légèrement et très modestement, qu’il la suivit d’un peu loin parce qu’il était chargé[11], qu’il la fixait pour voir si elle ne le regardait pas ; qu’elle descendit à la chapelle sans le voir, qu’y arrivant aussi elle vint à lui et lui demanda un chapelet, qu’il lui répondit qu’ils étaient enfermés et qu’il faudrait une lampe et alla lui chercher un demi-sou.

Que cette femme lui dit de prendre courage, qu’elle aimait mieux la vie d’un solitaire que la mort d’un martyr, qu’elle lui expliqua pourquoi elle avait cette opinion. Que cette femme avait la vue tournée contre lui, mais qu’il n’osait la regarder, sentant un doute en lui qu’elle ne fut une personne invisible. Que son extérieur ne lui donnait guère l’expérience d’un corps ordinaire, que ses vêtements n’étaient ni vieux ni neufs, tirant sur le brun, qu’elle avait une cornette d’étoffe et un bâton à la main, qu’elle lui demanda s’il faisait souvent le signe de la croix, qu’elle s’arrêta un peu.

Qu’il lui demanda si elle avait famille, qu’elle répondit que non, qu’elle allait cent fois parmi le monde, qu’elle aimait la solitude, que son mari avait été déjà à la Chapelle de Ventron et que s’il était de meilleure heure elle s’entretiendrait plus longtemps avec lui, qu’elle s’en alla et qu’il la vit se retirer. Qu’il s’informa les jours suivants où elle avait logé, mais que personne ne l’avait vu, que la terre était grandement cachée par l’ardeur du soleil, qu’elle ne pouvait plus nourrir ses fruits, que la veille ou l’avant-veille de cette visite la terre fut grandement arrosée, la Chapelle qui est bâtie en son honneur. Que ces trois choses marquent visiblement que c’était la mère de Dieudans la personne d’une pauvre femme mais que la plus grande marque a été comme elle avait dit que son mari avait été à Ventron. Assurément, c’était pour le favoriser de la même grâce que lui lorsque pendant la nuit il eut connaissance du mystère de l’incarnation et que s’il ne s’était pas fait connaître, c’était sans doute qu’il n’avait pas souhaité de le voir et de lui parler comme à sa chère Alliance. Que pendant la nuit, durant son sommeil, il avait aperçu le signe de l’arc-en-ciel de l’année précédente, de la même hauteur, qu’elle était resplendissante, tenant sur son bras gauche son adorable fils, tous les deux couronnés ; qu’ils ne jetaient pas de rayons mais comme le soleil dardait contre leurs vêtements cela relevait la beauté de leurs habits qui étaient en façon broderie, qu’ils faisaient face et qu’ils le regardaient tout à son aise et plus attentivement que le premier arc, qu’il n’a pas eu la pensée de se prosterner tant il était empressé de regarder, que cette vue a été aussi longue que celle du soir précédent que la Ste Vierge lui a dit de prendre courage, qu’elle était soutenue sur les ailes du vent, etc.

Si je me suis un peu arrêté sur cet écrit de frère Joseph, c’est qu’il est constant qu’il a peut-être plus contribué à faire venir des pèlerins que la vie sage et tranquille de ce solitaire.

Remiremont, le 24 frimaire an XII[12] de la République française

Le Sous-Préfet Richard

3. Note sur l’ermite actuel de Ventron.

Jean Joseph Carette[13], natif des Eves, département du Haut-Rhin, porteur d’un passeport délivré par le préfet de Police le 6 Vendémiaire an XI[14], est venu s’établir pendant l’été dernier dans l’ermitage de Ventron.

Le Sous-Préfet de Remiremont en ayant été instruit, a écrit au maire de Ventron et à la gendarmerie dès le mois de messidor dernier[15] pour avoir des renseignements sur sa conduite.

Le maire, dans sa réponse du 19 thermidor[16] dernier dit qu’il a examiné sa conduite, qu’elle lui a paru digne de sa confiance, qu’il a des connaissances en médecine pour avoir été pendant six ans près d’une personne très instruite dans cet art ; qu’il connaît les plantes ; qu’il s’en est servi avec la plus grande utilité pour le soulagement des pauvres sans rien exiger, qu’il le préviendra de la loi sur l’exercice de la médecine et qu’il le surveillera.

Le Brigadier de la gendarmerie du Thillot m’a rendu compte aussi, dans le même temps, que Carette se conduisait assez bien, qu’il donnait seulement des simples[17] pour les tisanes.

Quant au produit du tronc, le maire m’a écrit que l’on faisait faire du pain pour distribuer aux pauvres, qu’on le distribuait au Bureau de charité et que l’on faisait dire, tous les vendredis une messe pour le frère Joseph, que tous les six mois on rendait un compte de la situation du produit de ces offrandes. J’ai demandé qu’il me soit représenté.

J’avais demandé des renseignements au desservant de Ventron[18], mais je n’en ai reçu aucun ; d’après ceux que je me suis procurés, Carette est dans une liaison étroite avec le maître d’école et celui-ci est mal avec le desservant ; il serait fort à désirer que le maître d’école fut placé ailleurs et que l’ermite retourna dans son pays, car mon opinion particulière est qu’il n’est qu’un charlatan, qui par la multitude de ses génuflexions quand il voit du monde et qu’il s’approche de la Chapelle en impose par un air de mysticité bien éloigné de la franche simplicité du frère Joseph.

Les pèlerinages sont très considérables en été et je doute si les mœurs y gagnent beaucoup. J’ai rencontré au sommet du Ballon, en messidor dernier à deux heures du matin une vingtaine de jeunes gens des deux sexes, tous d’environ dix-huit ans, n’ayant qu’un seul homme un peu plus âgé à leur tête. La situation pittoresque de la Chapelle de Ventron, la liberté d’y aller sans être sous l’œil vigilant des pères et mères contribuent bien autant que la vraie dévotion à toutes ces courses.

Que l’on vénère la mémoire du frère Joseph, sa vie paraît le mériter, mais il est enterré dans le cimetière de Ventron, il est inutile de visiter sa chapelle. Déjà trois fois on a renouvelé sa tombe qui est en pierre parce que chaque pèlerin en enlève un morceau pour porter chez lui et la faire infuser dans l’eau comme remède à tous maux. Il me paraît que la chapelle et l’oratoire pourraient être détruits, mais ce ne peut être qu’avec quelques précautions et pour ne pas effaroucher les têtes volcaniques de la paroisse, et il y en a, car tous les cabaretiers de Ventron sont très intéressés à tous ces pèlerinages.

Il faudrait instruire et ici mon ministère s’arrête.

Remiremont, le 24 Frimaire an XII[19] de la République française.

Le Sous-Préfet

Richard


[1] Jean-Baptiste-Antoine Lefaucheux-des-Aunois est né le 12 juillet 1752 et décédé le 23 mai 1834.

[2] Nicolas-François-Joseph Richard d’Aboncourt est né le 14 août 1753 et décédé le 17 juin 1813. Il a été premier sous-préfet de Remiremont de 1800 à 1813.

[3] Didier-Laurent, Préfecture, art. c. , p. 3.

[4] 16 décembre 1803.

[5] Originaire de Bruyères, l’abbé Jean-François Georgel (29 janvier 1731 – 14 novembre 1813) est nommé, par Mgr Antoine Eustache d’Osmont, évêque de Nancy, provicaire pour les Vosges le 1er janvier 1803.

[6] Les Véternats édifièrent l’ermitage en 1751, mais Mgr Drouas ne devint évêque de Toul que le 7 février 1754. L’expression « l’année suivante » ne peut donc se rapporter à la date de construction de la chapelle des Buttes, à moins que le sous-préfet ne se trompe d’évêque. Frère Joseph a pu rencontrer Mgr Scipion Jérôme Bégon, évêque de Toul de 1723 à 1753.

[7] Il est probable, comme l’indique Didier-Laurent, qu’il s’agisse d’une lecture fautive  du chiffre 33 (art. c., p. 13).

[8] Remy Noël.

[9] L’abbé Nicolas Valence.

[10] Il s’agit du P. Benoît, du couvent de Remiremont.

[11] La lettre du sous-préfet indique « changé » qui est manifestement une erreur de transcription.

[12] 16 décembre 1803.

[13] Jean-Joseph Carette était originaire des Evettes, près de Giromagny (Didier-Laurent, Préfecture, art. c., p. 23). Né vers 1765, il est témoin du décès de Marguerite Demange le 24 février 1805. L’acte de décès mentionne qu’il a quarante ans.

[14] 28 septembre 1802.

[15] Du 20 juin au 19 juillet 1803.

[16] 7 août 1803.

[17] Plantes médicinales utilisées telles qu’elles sont fournies par la nature.

[18] Il s’agit de l’abbé Sulpice Roussel arrivé à Ventron en 1803.

[19] 16 décembre 1803.